Le camp du père Genest – Hommage
Article paru dans La Presse, le mercredi 22 juillet 2015
Au camp du père Genest
Yves Boisvert, chroniqueur
Il n’y avait pas de saumon, il n’y avait plus de port, mais une ancienne goélette avait été installée dans la baie. Une des plus belles baies de la côte de Charlevoix, qui n’en manque pourtant pas. Une génération plus tôt, un prof de biologie y avait planté un camp de vacances. L’autobus arrivait péniblement en haut de la côte de Saint-Fidèle, étourdi. Il n’avait jamais roulé si près du ciel. Il n’avait plus qu’à se laisser redescendre de l’autre côté, là où coule la rivière Port-au-Saumon.
La porte du bus s’ouvrait et tout de suite une odeur de varech enveloppait la cinquantaine d’adolescents surexcités qui s’offraient en buffet à volonté pour des mouches noires tout aussi survoltées.
Un Charlevoix presque sauvage dont le Saint-Laurent est le personnage principal. On n’imagine pas le fleuve si grand, quand on vit en ville. Ce n’est plus vraiment le fleuve, d’ailleurs, c’est déjà la mer.
C’est là, donc, qu’on avait concédé un terrain pour installer le Camp d’écologie SaintViateur. Personne ne l’appelait comme ça : c’était « le camp du père Genest », fondateur et âme dirigeante.
Jean-Baptiste Genest était clerc de Saint-Viateur. Il avait deux passions : l’enseignement et la nature, qui se confondaient parfaitement pendant quelques semaines d’été.
Il devait attendre la fin de l’année scolaire avec encore plus d’impatience que nous, quitter les livres et les examens pour aller herboriser, ramasser des larves dans les ruisseaux, des crustacés dans la baie à marée basse…
C’était un héritier de Marie Victorin et des cercles de naturalistes qui ont arpenté le Québec pas à pas pour faire l’inventaire de ses plantes, de ses bêtes, de son sol, bref de toutes ses splendeurs naturelles.
C’étaient des amoureux fous de la nature, avant qu’on ne l’appelle « environnement ». Ils n’avaient de cesse d’en approfondir leur connaissance et de renouveler leur émerveillement. C’est drôle de voir tous ces créationnistes américains qui ont fait, des ravages jusqu’ici, ce prêtre-là admirait Darwin et tiendrait pour de pauvres ignorants ceux qui croient lire de la biologie dans la Genèse…
Le père Genest avait conçu l’affaire sur le modèle des scouts. Exercice matinal, marche, baignade en eau glacée, sports, histoires de peur près du feu de camp, chants…
Mais au lieu d’apprendre à survivre en forêt ou à faire des nœuds, on faisait des expéditions où l’observation était plus ou moins scientifique. Ça dépend du campeur, de la température et de si on a oublié le chasse-moustiques.
Chacun choisissait sa discipline. Il y avait une équipe de géologie, qui réunissait généralement les plus comiques du groupe. L’intérêt pour les roches doit sécréter une sorte de distance face aux événements immédiats qui prédispose au rire, vu les échelles de temps monstrueuses auxquelles on est confronté dès le premier coup de pic.
Il y avait les gens de botanique, qui prélevaient toutes sortes de feuilles pour en faire d’immenses cahiers et apprenaient les noms latins des plantes.
D’autres allaient à la recherche des insectes sous toutes leurs formes. Il y avait au camp le fameux Raymond, un autodidacte au savoir encyclopédique et joyeux qui pouvait en remontrer à tous les docteurs en biologie; question libellules, et qui pouvait siffler la neuvième symphonie de Beethoven au complet. C’est ce qu’il disait en tout cas, et on le croyait.
C’était un prof d’anglais dans le civil, mais il en connaissait tellement long qu’il a fini par être embauché à la Ferme expérimentale à Ottawa sans le moindre diplôme en science. La dernière fois que je l’ai vu, il compilait des données et observations sur les araignées du Québec. « Personne ne s’intéresse aux araignées, c’est pourtant fascinant! »
J’aimais mieux les oiseaux. On n’a pas à crapahuter dans la vase pour les trouver. On les voit bien. On les reconnaît tout de suite dans le livre – enfin, la plupart… Ils vous appellent en chantant. Et on dira ce qu’on voudra, un bécasseau qui trottine sur les galets à Baie-Sainte-Catherine, c’est tout de même plus facile à trouver joli qu’une mouche.
On partait en randonnée, jumelles au cou, guide à la main. J’avais, j’avoue, la passion peu scientifique du collectionneur : en voir le plus possible pour cocher leur nom sur la liste des oiseaux du Québec, comme autant de cartes de hockey.
Tu cherches, tu cherches, mais tu ne trouves pas toujours. Je me souviens de ces heures à attendre avec un enregistrement du râle de Virginie, près d’un étang où il ne s’est jamais montré… chip, chip-kiddi… allo? Il n’est jamais venu, le salopard, mais a acquis du coup un prestige inaltérable. Comme cette chouette qu’on a appelée tant et plus à la brunante en bordure d’une forêt mixte. On en vient presque à mépriser les oiseaux qui s’offrent trop facilement à la vue.
Je me souviens d’un merle bleu, apparition exotique au milieu d’un champ où l’on avait, marché trop longtemps.
Je me souviens de ces moments d’émerveillement brefs et intenses, quand apparaît l’oiseau rare qu’on cherchait ou, mieux encore, qu’on ne cherchait pas.
Ou l’oiseau pas rare du tout, mais qu’on voit pour la première fois, les pieds mouillés près d’une tourbière. Y’a ça chez nous? Eh ben…
Le but pédagogique de l’opération était de démontrer comment, quand on y porte attention, chaque écosystème devient cohérent. Comment l’arbre et le sol et l’insecte et cet oiseau précis sont liés intimement.
Mais bien au-delà de la biologie, cet homme effacé voulait, je crois, qu’on goûte juste un peu de la joie intense et silencieuse que lui procurait le contact avec la nature. Qu’un peu de cet émerveillement nous habite. Qu’on en soit curieux. Le monde est tellement plus riche et plus fragile quand on y regarde de près, de très, très près…
L’autre jour sur le mont Royal, un épervier m’est passé sous le nez, gracieux et discret. J’avais encore l’étonnement de mes 13 ans, quand je ne savais pas la différence entre un faucon, une buse et un épervier. Était-ce l’épervier de Cooper ou l’épervier brun? Ah! zut…
En cherchant dans mes souvenirs, j’ai pensé un instant à cet homme remarquable qui a marqué tant de gens sans faire de bruit. – Jean-Baptiste Genest est mort le 13 février 2015.
Source : Au camp du père Genest – La Presse, Mercredi 22 juillet 2015 – Par Yves Boisvert, chroniqueur